J’ai fait le choix de m’intéresser à l’addiction chez l’adolescent. Cette volonté émane d’une rencontre récente qui a marquée quelque chose dans mon parcours clinique et que je souhaiterai pouvoir questionner par le biais de cet écrit. L’ADOLESCENCE
A propos de l’adolescence, Delaroche dit qu’ :« Elle englobe le concept physiologique de la puberté, celui d’une crise psychique, enfin celui d’un état socialement reconnu et même revendiqué par les intéressés, parents ou adolescents. 1»Cette description de la période d’adolescence me semble plutôt holistique dans le sens où ellet ient compte des changements somatiques liés à la puberté tout en tenant compte de l’état de crise psychique, celle du remaniement permettant à l’enfant d’aller vers une construction subjective d’adulte. De plus Delaroche vient signaler la reconnaissance de cet état d’adolescence par la communauté sociale : les sujets adolescents, leurs parents et les pairs de chacun d’eux.Que se passe-t-il chez le sujet durant cette crise psychique ?« D’une manière générale, l’économie psychique de l’adolescence est régie par la double tension que produisent d’un côté la force pulsionnelle en quête de représentations encore inabouties laissant le sujet dans une activité permanente d’excitation proche de l’état traumatique, et, d’un autre côté, la recherche angoissante d’une mise en acte des nouveaux buts de la pulsion. »Il s’agirait donc d’une crise mettant en conflit la force pulsionnelle invariablement excitatrice face à l’angoisse de possibles buts de cette pulsion. En d’autre terme l’adolescent souffre d’une immaturité ne lui permettant pas de gérer de manière adéquates ses désirs. Il s’agit à ce moment de remaniements psychiques, au travers de la revisite du complexe d’Œdipe, sauf que par le fait de la puberté la promesse oedipienne vient se positionner dans le champ des possibles. L’adolescent va donc investir l’extérieur, tous, sauf ses parents, notamment les pairs, dans le but de ne pas fantasmer la possibilité d’un rapport génital avec l’un de ses parents.« D’un côté, l’angoisse de mort liée au moi réactive les positions archaïques infantiles de perte de l’amour objectal primaire pendant que le processus pubertaire, œuvrant pour lui-même, réactive de son côté la fracture du moi, entraînant un état de détresse du fait de l’excitation sexuelle. » La puberté amène, chez le sujet adolescent, de nombreux changements dans le corps, qui viennent perturber la représentation que ce dernier se faisait jusque là de son corps. Il s’agit d’une période que l’on peut qualifier de deuil, par le fait de la perte de l’être enfant. La confrontation aux pairs permet, à l’adolescent, de se comparer à ceux qui vivent la même chose que lui, ainsi que de créer des fantasmes qui lui sont propres en investissant l’excitation sexuelle qu’il ressent dans le groupe de pairs qu’il fréquente. Je vais proposer d’illustrer mon propos par le biais d’une vignette clinique que j’ai rencontré lors des derniers mois.
VIGNETTE CLINIQUE - TAZ
Taz est un jeune-homme de 13 ans que je reçois sur mon lieu de stage. Il me révèle uneexpérience lors d’un trip sous ecstasy en me décrivant des sensations très intenses au niveausensoriel. Pour me décrire ses ressentis corporels il prendra deux exemples :
1. Le premier exemple est un moment où il est chez la personne qui organise la soirée et il se souvient que la musique avait sur lui un effet « démesuré ». Il dit avoir ressenti les sons comme s’ils affectaient chaque cellule de son corps. Cela lui semblait très agréable. Il me parla aussi d’une sensation de distorsion du temps qui l’amenait à voirles autres fonctionner au ralenti.Ici je me pose de questions en terme de régression par le biais d’un fantasme in utero.Durant la grossesse le bébé baigne dans le liquide amniotique qui vient lui transmettre des informations, notamment sonores, sur son environnement. Cette sensation d’être affectée par les sons de la musique dans chaque cellule de son corps vient me questionner sur ceplan. S’agit-il d’une reviviscence corporelle ?
2. Pour son second exemple Taz choisi de me parler des échanges corporels qu’il a eu avec une fille dont il dit qu’elle ne lui plaisait pas spécialement mais que l’ecstasy lui a fait trouver aussi belle qu’une déesse. Ils ont alors longuement flirté. Les baisers échangés ont fait un effet intense à Taz. Il le décrit par cette phrase : « On était plus qu’un corps, je sentais son cœur battre comme si c’était le mien, j’peux pas expliquer, c’est comme si on était ailleurs, pas à la soirée. »La encore je me pose la question d’une régression à un stade archaïque lorsque le bébé et la mère forment une symbiose. Y a-t-il ici un enjeu régressif ? S’agit-il d’une tentative de revivre ce moment de symbiose ?
OBJET TRANSITIONNEL - OBJET TRANSITOIRE
« la création de néo-besoins décrits par D. Braunschweig et M. Fain. Création d’un faux besoin, permettant une réponse généralement immédiate sur le modèle de la satisfaction du besoin, se substituant ainsi à l’élaboration du désir et de sa réalisation hallucinatoire et court-circuitant alors les auto-érotismes.»Blondel précise qu’il faut entendre le terme de besoin dans le sens de besoin d’auto-conservation permettant une certaine stabilité du Moi. Là où l’objet transitionnel va permettre à l’enfant de se dégager de la mère « sans en dénier l’absence », par le biais d’un processus d’introjection ; l’objet transitoire, en position de fétiche, va amener l’enfant à dénier le manque et l’absence de la mère en annihilant ses capacités créatives au niveau fantasmatique. L’objet transitoire vient boucher le besoin/manque en offrant une réponse qui ne permet pas à l’enfant d’en désirer/fantasmer une autre possible. C’est alors la capacité de l’enfant à être créatif dans l’invention d’un moyen de satisfaire son besoin d’une autre manière qui ne sera pas stimulée. Dans le désir, afin de satisfaire son besoin, l’enfant va halluciner, dit Blondel, je préfère employer le terme de fantasmer, un moyen d’y répondre. Par exemple, lorsque la mère ne répond pas à la satisfaction du besoin de nourrissage de manière immédiate, le bébé peut, lorsqu’il est en capacité, entrer dans un processus de fantasme. Alors que si la mère donne toujours satisfaction au bébé, sans qu’il ne ressente le manque, sa capacité à fantasmer n’est pas stimulée. Cependant, il est alors stimulé au niveau de son soma et dans ses éprouvés corporels. Il n’y a pas de trace psychique du manque sinon celle de l’apaisement par le biais d’éprouvés corporels. Un néo-besoin est alors créé chez le sujet en devenir.Le problème se pose alors sous la forme d’une incapacité à être seule où l’angoisse ressentie sera apaisée mais sans avoir trouvé une satisfaction que je qualifierai d’ordre sublimatoire. L’apaisement se fait sur un mode opératoire, dans une décharge sur un objet, Blondel emprunte ici le terme de fétiche dans le sens d’objet permettant de maintenir le déni. Elle emprunte ce sens à Braunsweig et Fain ou Kestemberg. Elle le qualifie de fétiche, il me semble à juste titre. L’objet n’est pas un objet transitionnel qui permet la séparation avec la mère en stimulant la capacité fantasmique des jeux autour du fort-da mais en revanche l’objet forme un néo-besoin qui vient stimuler quelque chose des éprouvés corporels.Les deux exemples que me donne Taz pour m’expliquer ses sensations corporelles alors qu’il est sous ecstasy me font penser à une tentative de régression qui aurait pour but la possibilité de revenir à ce premier instant de néo-besoin qu’il aurait pu ressentir.Quel est lien entre la formation du néo-besoin et l’addiction ?
PHENOMENES TRANSITOIRE A L’ADOLESCENCE
« La mise en travail de la pulsion issue du somatique est une particularité de la puberté, et les effets de ce travail, qui semblent profondément fixés quand il s’agit d’adulte, ne peuvent ici que constituer des modalités transitoires. 7»Il semble alors tout à fait indiqué, durant le processus adolescent, d’investir des modalités transitoires dans le but de tester le champ des possibles. Ajoutons à ceci la déstabilisation vécue par les adolescents en terme d’image du corps. En effet, le corps de l’enfant n’est plus mais quid du corps du sujet en devenir ? Quel est le champ des possibles ? Quelle est la capacité à fantasmer ce futur corps d’adulte ? Comment maintenir un psychisme stable alors que le corps lui-même est en pleine évolution ? Comment contenir les mouvements pulsionnels lorsque le contenant n’est pas pleinement familier?
AUTOSENSUALITE ET ADOLESCENCE
« Les sensations de disparition, d’annihilation, d’éclatement, ou encore de liquéfaction, sont au cœur des éprouvés somato-psychiques de ces individus qui, se retirant dans un « monde autistique de sensations » (Tustin), tentent ainsi de rétablir, de manière autosensuelle, une «persistance dans l’être » (Winnicott) grâce à des substances, ou à des activités, qui deviennent addictives par la nécessaire répétition que la menace d’un effondrement de soi implique. 8»Face à ces sensations corporelles, et psychiques, pouvant être traumatiques chez certains adolescents, ces derniers se retrouvent confrontés à de fortes excitations pulsionnelles nécessitant des décharges rapides de cette énergie. Ceci implique la difficulté et le coût de mise en place de stratégies sublimatoires. L’adolescent va alors se tourner vers une possibilité de décharge nécessitant moins d’investissement énergétique face à la crainte d’un effondrement psychique – Seul parmi les autres titre d’un ouvrage de Dupont vient faire écho à cette sensation. L’adolescent se retrouve seul avec ses éprouvés, qu’il soit accompagné de pairs ou non. C’est par le biais de son corps, qu’il tente de (re)connaître, de maîtriser, qu’il cherchera alors une réponse.« Grâce au recours à des sensations de nature auto-sensuelle, comme dans l’autisme, par des drogues ou des activités, se procurer l’enveloppe protectrice d’une solitude sereine, pour faire barrage à l’éprouvé de solitude-détresse. »Par auto-sensuel, l’auteur entend quelque chose qui vient se faire sur le corps propre sous la forme d’une décharge motrice mais qui est différent de l’auto-érotisme. Dans le mouvement auto-sensuel, il n’y a pas de fantasme à l’œuvre sinon celui de procurer une décharge de l’angoisse de l’éprouvé de solitude-détresse. L’inconvénient de cette « solution » va surgir du fait que la pulsion n’a pas trouvé de lieu pour se fixer, le désir n’a pas pu être élaboré. De ce fait il sera nécessaire de répéter compulsivement l’acte auto-sensuel afin de couper l’herbe sous le pied de l’éprouvé déplaisant.C’est alors que peut se former une addiction par le biais d’un fétiche, objet addictif-transitoire, qui aura permis une première fois ce mouvement de barrage par un acting-out. Je fais le choix, à dessein, du terme d’acting-out. D’une part c’est le terme utilisé pour désigner des actions présentant un caractère impulsif par Laplanche et Pontalis. D’autre part la formation d’un acting-out, me paraît indiquer la nécessité que dessine la pulsion vers une décharge externe. L’idée que je viens de décrire trouve un appui dans un extrait de Pirot citant Green :« Un agir au-dehors orienté vers le dedans (…) le but essentiel est l’expulsion de l’intrus(l’affect) hors de la réalité psychique.» C’est pourquoi il me parait indiqué d’employer ce terme d’acting-out, même s’il comporte une notion d’inhabituel dans la vie sujet. Le caractère lui-même de l’adolescence me semble entrer dans cette notion d’inhabituel .A quel moment l’acting-out devient-il addictif ? Peut-on parler d’une tentative de mise en sens par le biais d’une somatisation agie ?
Dupont S., Seul parmi les autres, Le sentiment de solitude chez l’enfant et l’adolescent, Toulouse,Eres, 2010
Audibert C., L’incapacité d’être seul et ses stratégies addictives, La lettre de l’enfance et de l’adolescence, 2009/3, n)77, Toulouse, ERES, 2009
Laplanche J. et Pontalis J.B., Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 196712 Pirlot G., Approche psychosomatique des addictions, Le carnet PSY, 2008/4, n°126, BoulogneBillancourt, Editions Cazaubon, 20085/8
Geoffroy Klimpel, psychologue clinicien, psychanalyste